• Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés

Publié le par 67-ciné.gi-2006












Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés documentaire de Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau

durée : 1h20
sortie le 8 février 2006

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Synopsis

Chaque semaine, dans trois hôpitaux publics de la région parisienne, une psychologue et deux médecins reçoivent des hommes et des femmes malades de leur travail. Ouvrière à la chaîne, directeur d’agence, aide-soignante, gérante de magasin…
Tour à tour, 4 personnes racontent leur souffrance au travail dans le cadre d’un entretien unique. Les trois professionnels spécialisés écoutent et établissent peu à peu la relation entre la souffrance individuelle du patient et les nouvelles formes d’organisation du travail.
À travers l’intimité, l’intensité et la vérité de tous ces drames ordinaires pris sur le vif, le fi lm témoigne de la banalisation du mal dans le monde du travail.
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés est un huis clos cinématographique où prend corps et sens une réalité invisible et silencieuse : la souffrance au travail.

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Entretien avec Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil
- : « Comment est née l’idée du film ? »

Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil :
« Chaque idée de film a une histoire qui est à la base du désir et de la nécessité de faire. Pour Pardevant notaire, c’était l’envie déjà de raconter les paysans et les paysages du Cantal en Auvergne, puis une succession personnelle qui a été le déclencheur narratif, dramaturgique. Pour Arbres, une émission radiophonique qui a suscité notre étonnement puis la rencontre avec Francis Hallé, un botaniste pas comme les autres. C’était un sujet poétique, anthropologique et plus politique qu’on ne l’imagine au premier degré.
Pour Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, notre dernier documentaire, l’idée du film s’est imposée après la lecture du livre Souffrance en France de Christophe Dejours. Ce livre fondateur parle de la souffrance subjective de ceux qui travaillent et de la banalisation du mal dans le système néolibéral. Suite à cette lecture, nous avons eu besoin de faire quelque chose de notre côté, à notre façon, de poser un geste cinématographique. Pas en réponse mais plutôt en continuité : dessiller les esprits, participer à la réfl exion, nourrir le débat public. Ce débat qui est quasi inexistant dans l’espace public pour des raisons que Dejours explique d’ailleurs fort bien comme, par exemple, l’absence de transmission de la mémoire collective à cause du licenciement des anciens.
»

- : « Pourquoi et comment s’est fait le choix du huis clos des consultations ? »

S. B. et M.-A. R. : « Le film raconte un hors champ qu’il est impossible de filmer frontalement : la souffrance au travail. D’abord, filmer le travail à l’intérieur des entreprises est très diffi cile voire impossible. Ce sont des lieux de pouvoir où le regard d’observateur critique du cinéaste n’est pas le bienvenu. Ensuite, et surtout, la souffrance subjective est invisible sur les lieux mêmes du travail. Il faut trouver d’autres moyens, d’autres lieux où les choses peuvent se dire, comme les consultations. Finalement, nous sommes allés chercher la parole sur la souffrance là où elle est ellemême renvoyée : dans la discrétion du cabinet médical. Le huis clos, quand il est bien choisi, peut être hautement révélateur de réalités complexes. C’est aussi un espace très cinématographique, qui magnifi e les gestes du corps, les expressions et la parole. C’est un espace contraignant qui a des avantages par rapport à une écriture documentaire. On peut penser un travail sur la lumière et poser la caméra sur pied. On y rencontre une diversité professionnelle (et sociale) et une complémentarité de situations indispensables au propos. Pour nous, ces trois consultations représentent de vrais lieux de questionnement et de réfl exion sur l’organisation collective du travail. Le choix est cohérent puisque l’intention première du film est d’établir ce lien essentiel entre souffrance individuelle et nouvelles formes d’organisation de travail (division du travail, individualisation, systèmes de commandement, d’évaluation…), elles-mêmes imposées par les systèmes de gestion néolibérales et les pratiques basées sur la compétitivité. Un film est par défi nition réducteur et découle de choix successifs au repérage, au tournage et au montage. Pour ce film, les choix étaient clairement annoncés dans nos intentions de départ, dès le scénario. En repérant assez longuement dans les consultations, on a été convaincu que nous pouvions faire là l’expérience de cette fameuse guerre économique dont parle Dejours comme point de départ à Souffrance en France. On a été convaincu par leur capacité d’amener le spectateur à comprendre ou saisir les causes et les conséquences de ces souffrances indues; non pas à travers un discours de spécialistes mais à partir des faits, très concrètement. Dans ces situations d’entretiens, il y a une vérité, une authenticité, qui relèvent du document. C’est là, on ne peut pas le nier. C’est toute la force du documentaire. On y croit, ça parle et ça nous parle. »

- : « Comment êtes-vous arrivés dans ces trois consultations ? »

S. B. et M.-A. R. : « En cours de repérages, à l’automne 2002, nous avons rencontré Marie Pezé, psychologue-psychanalyste, qui a créé en 1995, au centre hospitalier de Nanterre, une des premières consultations consacrées à la souffrance au travail. Elle dépassait l’analyse psychologisante et rejoignait, dans l’exercice de sa pratique, le cadre d’analyse de Souffrance en France. Ensuite, par son intermédiaire, nous avons eu connaissance des deux autres consultations de Garches et Créteil, toutes deux dirigées par des médecins spécialisés. Au-delà de leurs propres consultations, ces trois praticiens se réunissent régulièrement et collaborent au sein d’un réseau de prise en charge pluridisciplinaire. Ils travaillent et réfl échissent en réseau, notamment avec l’équipe du laboratoire du Cnam dirigée par Christophe Dejours. Cette notion de réseau est importante à relever. Ces praticiens font un travail remarquable, dans leurs consultations évidemment, mais aussi en-dehors où ils mènent une réfl exion collective, avec d’autres, ils écrivent, interviennent, participent à des colloques ou à des formations avec des psychologues, des médecins du travail. »

- : « Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé à la lecture de Souffrance en France ? »

S. B. et M.-A. R. : « Une des idées fortes, pour nous, c’est que la peur et la menace au licenciement sont devenues des outils de management. Dejours explique particulièrement bien comment la peur est devenue une pièce maîtresse dans le fonctionnement du système néolibéral. Selon lui, ce maniement managérial de la peur et de la menace au licenciement pousse la maind’oeuvre à travailler à plein régime et c’est un des rouages essentiels à l’effi cacité du système. On exige de ceux qui travaillent des performances toujours supérieures en matière de productivité, de disponibilité, de discipline et de don de soi. Beaucoup de ceux qui travaillent vivent dans une peur permanente. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de perdre son statut, peur de perdre sa place. La peur s’est inscrite dans les rapports de travail. Elle engendre des conduites d’obéissance, de soumission et d’individualisme. Il explique que, dans ce nouveau système de management basé sur la peur, la tolérance à l’injustice, la souffrance personnelle et la souffrance infl igée à autrui sont devenues des situations ordinaires. Ce qui est terrifi ant, c’est que dans ce processus de banalisation du mal où l’on suspend la faculté de penser, l’homme devient étranger à ce qui est humain. Au nom de la compétitivité, on fait fi de la morale, raconte le livre Souffrance en France. Mais les laissés-pour- compte sont de plus en plus nombreux, et on les retrouve dans les quelques rares consultations qui ne suivent plus la demande… »

- : « Comment cela s’est-il passé avec les patients et, après, comment s’est fait le choix au montage ? »

S. B. et M.-A. R. : « Ce qui nous a le plus étonnés sur ce film, c’est l’engagement des patients, libre et gratuit. Ils arrivent à la consultation et sont confrontés à une petite équipe de cinéma qui tourne un film (quelques-uns avaient été mis au courant avant, notamment pour la consultation Souffrance et Travail au centre hospitalier de Nanterre). Le praticien leur explique rapidement le projet et les raisons de notre présence. Après l’entrevue avec le praticien, si le patient accepte, nous intervenons. On complète brièvement l’information avant de tourner, on tourne puis on continue la discussion après tournage. Tous ces patients -nous en avons filmé 37 de fin avril à septembre 2004- forcent notre respect. La seule raison qui les motive à nous laisser filmer la situation d’entretien, c’est l’idée que leur témoignage puisse être utile. Que cela puisse faire bouger les choses. Ensuite à nous d’être à la hauteur de cette confiance et de cette attente. Nous avons parlé de chaque situation d’entretien avec les praticiens pendant la période de tournage. Nous avons vu aussi ensemble certains rushes pour analyser et relever les moments particulièrement signifi catifs. Pour le choix des situations, il fallait retrouver la diversité professionnelle et la complémentarité des situations de souffrance au travail. La diversité et la complémentarité, c’est ça qui est long à obtenir mais c’est aussi ça qui est parlant ! Au-delà des spécificités de chaque consultation, il était important d’avoir, par exemple, une ouvrière et un cadre, une femme et un homme, un jeune et un moins jeune. Pour les problématiques soulevées chez les uns et les autres, il y a un jeu de différences et de récurrences. C’est important de voir qu’entre l’ouvrière et le cadre, on retrouve le même discours – et le montage travaille sur ces liens -. Il s’agit donc bien d’une nouvelle forme d’organisation collective de travail qui s’est généralisée et qui génère des pathologies. »


- : « Quels sont les aspects récurrents d’un patient à l’autre ? »

S. B. et M.-A. R. : « Toutes les personnes qui viennent à la consultation sont des personnes qui s’investissent beaucoup dans le travail. Elles le disent chacune à leur façon : elles ont beaucoup donné et elles ont toutes connu du plaisir et de l’épanouissement personnel avant que leur vie au travail bascule dans la souffrance. Ne nous trompons pas : ce n’est pas un film contre le travail ! Ensuite, le film aborde plusieurs aspects, plus ou moins développés selon les cas : le productivisme avec l’intensifi cation et la taylorisation ou le système d’évaluation. Ce sont des aspects manifestes dans plusieurs situations, particulièrement chez l’ouvrière et le cadre. Les répercussions sur la vie privée apparaissent de façon dramatique et les trois femmes l’expriment avec beaucoup d’émotion. L’évolution des rapports de travail et l’apparition de nouvelles techniques de management s’égrènent au cours des quatre situations: la menace au licenciement, la peur, l’humiliation, le consentement des collègues face à l’injustice, l’absence d’écoute ou le silence, le changement de valeurs, la déqualification, l’éviction des anciens. Tout cela est plus ou moins présent. La crise de larmes ou le pétage de plombs, comme le refus d’y retourner, s’expriment chez les quatre patients.
Ensuite, on pourrait développer chaque cas et faire des liens avec les autres. Ce qui nous intéresse ici, c’est davantage ce qui les relie: les ressemblances plutôt que les différences. Les protagonistes se parlent, d’une situation à l’autre, sans se voir, sans le savoir. Et cette parole transversale révèle ce qui se passe à l’extérieur, dans le monde du travail.
»

- : « L’importance de la parole, principal matériau de votre huis clos… ?  »

S. B. et M.-A. R. : « Oui, la parole… ça parle ! La puissance de la parole est étonnante. Notre problème en tant que cinéaste, c’est d’arriver à ce que le spectateur écoute ! Par le dispositif au tournage, le travail du montage etc. Plusieurs éléments participent à l’écoute : le drame des mots, l’émotion, les silences, les gestes du corps dans un lieu théâtral, la magie d’une interaction en face à face, l’expression des visages... L’unicité et l’humanité du visage, dont Levinas a si bien parlé, c’est quelque chose qui est magnifié au cinéma. Comme tous ces détails essentiels dont on vient de parler et qui tissent la chair du film. Cela apparaît sur grand écran, dans le nu de la projection.
Il y aussi la rencontre entre un praticien et un patient. Pour trois situations, c’est une première rencontre qui se joue sous nos yeux. Il y a de la magie dans une première rencontre entre deux être humains. C’est un moment unique, irremplaçable. Il n’y a pas d’implicite du fait de rencontres précédentes. Personne ne se connaît et tout doit être dit. Le spectateur est au même niveau que les protagonistes, si l’on peut dire. C’est aussi la façon dont sont menés les entretiens qui donne tant de cohérence et de signifi cation à ce qui est énoncé. Les patients se racontent de façon linéaire et leur itinéraire professionnel devient comme un mini récit de vie.
»

- : « Quels ont été vos choix au tournage ? »

S. B. et M.-A. R. : « D’abord, travailler en équipe réduite et dans la durée. Puis, un dispositif récurrent pour réunir et harmoniser des situations qui se déroulent avec des personnes et dans des lieux différents. La rigueur, la simplicité et la sobriété étaient, pour nous, la meilleure façon de restituer cette parole. Pas de fioritures ou de respirations illustratives. Un, deux ou trois axes principaux - avec des variantes selon la spécifi cité des lieux - , la caméra sur pied, des valeurs de plans similaires. Le système de champ/contre-champ exigeait d’anticiper rapidement pour écourter les temps de déplacement et de remise en place. Il s’agit d’une mise en scène de la parole qui suscite l’écoute dans une salle de cinéma, non seulement grâce à l’importance des détails dont on a déjà parlé mais aussi grâce à la proximité avec les protagonistes et à la longueur des plans et des séquences. Ces longueurs créent une forte dramaturgie et sont garantes de l’authenticité des témoignages et de la vérité des propos. Beaucoup de choses se passent dans la durée qui ne sont pas de l’ordre des mots. »

- : « Et cette dernière séquence viatique ? »

S. B. et M.-A. R. : « Viatique, dans l’usage littéraire, c’est ce qui apporte un soutien. Cette séquence est née de l’impasse dans laquelle nous nous sommes retrouvés au montage. Nous avions sélectionné, monté les situations mais nous n’étions pas satisfaits. Dans un premier temps, nous avons pensé que le sens apporté par le praticien lors de la déconstruction avec le patient, lui-même conjugué au sens apporté par le travail de montage suffi rait à décrire et comprendre une réalité complexe. Mais ça n’a pas suffit et cela ne tenait pas au nombre de situations. Il fallait trouver autre chose. Nous ne pouvions pas laisser le spectateur comme cela, dans une sorte d’impasse. Que faisait le spectateur avec tout ça ? Il n’y avait pas de porte de sortie. Il fallait donc apporter d’autres clefs de compréhension pour tirer parti des situations, pour passer véritablement de l’émotion à la réflexion, pour envisager l’avenir. Cette séquence est nécessaire. Elle est nécessaire du point de vue du sens. Il faut parfois renoncer au purisme esthétique au profit d’un enjeu plus important qui est la bataille du sens ! Nous avons conçu la dernière séquence comme un prolongement à la parole des patients. Ce n’est ni un discours d’experts ni l’illustration d’une théorie mais bien une réflexion en acte, l’élaboration d’une pensée commune qui, précisant les problèmes, commence à entrevoir des réponses. Il y avait aussi l’idée de réseau qu’il était important de faire passer. Régulièrement, les praticiens se réunissent pour réfléchir ensemble à ce qui se passe. Pour eux, penser et travailler ensemble est une vraie nécessité. On a donc imaginé un travelling circulaire autour d’une réflexion en acte avec Christophe Dejours comme interlocuteur. Il boucle la boucle par rapport à notre référence à Souffrance en France au générique de début. Ce film a été possible grâce à la collaboration des trois praticiens et aussi à la participation de Christophe Dejours. C’est un film important à nos yeux. Nous savons pourquoi nous l’avons fait, pourquoi il existe et pourquoi il faut le défendre. C’est un film qui interpelle et fait réfléchir. Il dit des choses importantes sur le monde du travail dont on parle peu dans l’espace public. C’est ausi un film-outil qui va à l’essentiel avec l’espoir de susciter ou nourrir une réflexion, une parole, un débat public. »

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Fiche technique
Réalisateurs : Sophie Bruneau & Marc-Antoine Roudil
Producteurs délégués Belgique : Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil
Producteurs délégués France : Delphine Morel et Jacques Debs
Image : Antoine-Marie Meert
Son : Marc-Antoine Roudil
Montage image : Philippe Boucq
Montage son : Etienne Curchod
Mixage : Philippe Baudhuin
Une production ADR Productions et Alter Ego Films en coproduction avec Wallonie Image Production-WIP, atelier de production du Gsara et l’aide du Centre de l’Audiovisuel de la Communauté française de Belgique et des télédistributeurs wallons, du Centre National de la Cinématographie, aide à la création cinématographique et audiovisuelle du Conseil Général du Val de Marne, programme Media de la Communauté européenne.

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présentation réalisée avec l’aimable autorisation de

remerciements à Sophie Clement

logos, textes & photos © www.bodegafilms.com

Publié dans PRÉSENTATIONS

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