Le caïman

Le caïman comédie de Nanni Moretti

avec :
Silvio Orlando, Margherita Buy, Daniele Rampello, Giacomo Passarelli, Jasmine Trinca, Cecilia Dazzi, Martina Iero, Michele Placido, Luisa De Santis, Giuliano Montaldo, Jerzy Stuhr, Tatti Sanguineti, Antonio Catania, Elio De Capitani, Valerio Mastandrea, Toni Bertorelli, Nanni Moretti, Anna Bonaiuto, Stefano Rulli, Antonio Petrocelli, Paolo De Vita, Margherita Buy, Paolo Virzi, Paolo Sorrentino, Dario Cantarelli, Carlo Mazzacurati, Antonello Grimaldi, Lorenzo Alessandri, Giancarlo Basili, Giovanna Nicolai, Matteo Garrone, Mimmo Mancini, Bruno Memoli, Luca D’Ascanio, Fabrizio Morandi, Andrea Tidona, Sofia Vigliar et Renato De Maria
durée : 1h52
sortie le 22 mai 2006

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Synopsis
Producteur en faillite professionnelle et sentimentale, Bruno Bonomo, ayant beaucoup lutté contre la « dictature » du cinéma d’auteur avec ses films de série Z aux titres évocateurs, Les mocassins assassins ou Maciste contre Freud, n’arrive pas à financer une nouvelle superproduction fauchée, Le retour de Christophe Colomb.
Empêtré dans ses dettes, ses faiblesses, son mariage en fin de course, ses enfants sans repères, Bruno perd pied.
Son chemin va croiser celui d’une jeune réalisatrice qui lui apporte un scénario, Le caïman.
Bruno croit à un thriller politique un peu musclé, mais s’aperçoit après une lecture plus sérieuse - bien qu’un peu tardive - qu’il s’agit d’une biographie de Berlusconi.
Il ne peut plus reculer et doit monter l’affaire, trouver l’acteur principal tout en essayant de recoller les morceaux de son couple.
Pourtant, dans cet engrenage d’échecs et de trahisons, commence à naître en lui un nouvel élan vital : celui de l’affirmation de sa dignité. Comme par enchantement, ce faiseur de navets, dépendant de tous, va se battre avec, pour seules armes, les convictions d’une cinéaste débutante et ses ultimes biens matériels.
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Entretien avec Nanni Moretti
Jean A. Gili : « Quand avez-vous commencé à sentir l’envie de revenir au cinéma et de préparer un nouveau film ? »
Nanni Moretti : « Le caïman est un film d’amour, un hommage au cinéma et un film politique. Le personnage de Bruno (et l’interprétation de Silvio Orlando) unifie ces différents aspects. Au début, Bruno se trouve impliqué presque par hasard dans le projet de film proposé par la jeune réalisatrice débutante, puis, lentement, il commence à se passionner pour ce projet, mais je n’ai pas voulu faire de Bruno un personnage qui prend conscience, je n’ai pas voulu lui faire faire un parcours idéologique. Peut-être est-il intrigué par cette jeune femme et par sa ténacité. Peut-être veut-il montrer à sa femme, dont il est en train de se séparer, qu’il est capable, lui aussi de produire un film important. Peut-être, et ce également du fait des nombreux refus qu’il essuie, finit-il par se convaincre que ce film doit être fait, qu’il est nécessaire. Mais surtout, il a hâte de recommencer à travailler, de retourner sur un plateau, d’entendre quelqu’un qui dise : moteur, clap, action ! »
J. A. G. : « Que symbolise le personnage de Bruno ? Un italien moyen, électeur de Forza Italia ? Un homme du passé ? »
N. M. : « Comme beaucoup d’italiens, Bruno a voté, par le passé, pour Berlusconi, mais ce n’est pas quelqu’un de politisé. C’est un producteur amoureux de son travail. Un artisan qui a avec le cinéma un rapport de grand amour, presque physique : il vit et dort dans ses bureaux d’où il voit ses vieux studios désormais inutilisés. J’avais envie de construire ce personnage : son rapport avec ses enfants, sa femme, avec autrui, avec son travail, mais je ne me suis pas posé le problème de savoir si Bruno était ou pas représentatif d’une certaine typologie d’italien. »
J. A. G. : « Que faut-il penser des films qu’il a produits ? Vous semblez avoir pris du plaisir à filmer à la manière d’un certain cinéma populaire, et à faire de Margherita Buy une héroïne à la Tarantino. Est-ce le cas ? »
N. M. : « Naturellement je me suis beaucoup amusé à tourner Cataractes et à imaginer la filmographie du producteur Bruno Bonomo : Maciste contre Freud, Mocassins assassins, La femme flic aux talons aiguilles Mon affection n’est pas tant pour les films produits par Bruno, mais plutôt pour le rapport que ce dernier entretient avec ses films, avec son travail, avec le cinéma. Un type de cinéma que l’on ne fait plus aujourd’hui. Mais, contrairement à d’autres producteurs et réalisateurs de cinéma de genre ou de série Z, Bruno n’est pas quelqu’un de frustré, il n’a pas de rancoeurs vis-à-vis du cinéma d’auteur, du cinéma engagé ou du cinéma à gros budget, il n’a pas de complexes d’infériorité ni de supériorité. »
J. A. G. : « Pourquoi avoir fait de Teresa une mère lesbienne ? Pour confronter Bruno à un type de vie plus moderne ? Ou pour mettre en avant une Italie sans hommes, et sans machisme ? »
N. M. : « Cela me faisait plaisir de mettre en scène également un autre type de famille. Sans faire de discours idéologique et sans rhétorique, mais avec beaucoup de simplicité. Bruno réagit d’abord avec une sorte d’hystérie comique, mais cela ne l’empêche pas, à partir de la scène suivante, de se remettre à travailler pour la préparation du film de Teresa. »
J. A. G. : « Dans le film, Berlusconi est présenté sous quatre visages. Le premier c’est l’acteur Elio De Capitani, au physique assez ressemblant. Il incarne Berlusconi dans l’imagination de Bruno lorsqu’il lit le scénario de Teresa. »
N. M. : « Je joue sur le fait que Bruno lit des scènes qui l’enthousiasment : le spectateur a compris qu’il lit un scénario qui parle de Berlusconi, alors que Bruno, à l’inverse du spectateur, ne l’a pas compris car il est emporté par des scènes d’action. Peut-être qu’en lisant il pense : C’est bien, mais cette scène risque d’être trop coûteuse. Son attention est intermittente car il a des problèmes d’ordre privé avec sa femme, donc il lit distraitement le scénario. De plus, il est désespéré d’avoir été lâché par un précédent réalisateur. Pendant la phase d’écriture, nous voulions plaisanter - alors que le spectateur lui a compris - sur l’absence de compréhension du producteur. Dans une des premières versions du sujet, bien avant le scénario, quand je travaillais avec Heidrun Schleef, il y avait même des Américains qui lisaient le scénario de Teresa et qui le prenaient pour un film de gangsters ! »

J. A. G. : « La deuxième présence de Berlusconi, c’est lui-même à travers des extraits d’archives télévisées. »
N. M. : « Dans le scénario, il s’agissait d’un documentaire étranger que Bruno et Teresa visionnaient pour se documenter, pour préparer le film de fiction de la jeune réalisatrice. À un certain moment, Bruno dit : Mais ça, c’est un documentaire et nous, nous devons faire un film. Je voulais montrer le regard des autres sur nous : par exemple le producteur polonais parle de l’Italie d’opérette. Le regard des autres est très important parce que nous nous sommes habitués à des choses impensables dans une démocratie, à commencer par le fait que le Chef du Gouvernement possède trois télévisions. »
J. A. G. : « La préparation du film de Teresa se poursuit. Bruno se met à la recherche de l’acteur principal. Ainsi le rôle de Berlusconi est confié à Michele Placido. »
N. M. : « Je trouve que Michele Placido a une grande présence et qu’il est devenu aussi un très bon acteur. J’aimais l’idée qu’un acteur connu se moque d’un personnage d’acteur connu, baptisé Marco Pulici dans le film. Je dois dire que j’ai été très surpris par sa disponibilité. Parfois je suis un peu ennuyeux, je fais faire plusieurs prises, et donc au début j’étais embarrassé, j’avais peur que Placido se lasse. »
J. A. G. : « Finalement on arrive à la quatrième incarnation de Berlusconi. C’est une surprise qu’il ne faut surtout pas dévoiler. Comment l’idée vous en est-elle venue ? »
N. M. : « Ce qui me plaisait avant tout, c’était justement l’effet de surprise. Je voulais qu’il n’y ait aucune ressemblance, ni de tentative par l’interprétation de lui ressembler physiquement. L’idée était que le rôle soit joué sans caricaturer le personnage de Berlusconi, en essayant de restituer au spectateur quelque chose de ce qui est arrivé pendant ces années et dont, peut-être, nous n’avons pas pleinement mesuré la gravité, l’ampleur des dégâts : des dégâts éthiques, constitutionnels, psychologiques, des dégâts sur les moeurs, sur la culture, sur l’économie - même si dans ce domaine je ne suis pas en mesure d’évaluer la part de responsabilité italienne et la part de la crise internationale.
De toute façon, Berlusconi a déjà gagné, grâce à la télévision. Il s’est passé quelque chose pendant ces années, cela s’est produit dans l’esprit des gens et ce n’est pas la victoire espérée du centre gauche qui remettra les choses en place : il faudra des décennies et des décennies. Le pacte sur lequel s’était fondée cette démocratie, la Constitution italienne, un anti-fascisme non rhétorique - car en Italie le fascisme a bien existé -, ce pacte depuis 12 ans a été brisé en mille morceaux. Je ne parle pas seulement de l’anti-fascisme, je parle des valeurs qui devraient être partagées par tous : dans une démocratie, on peut être divisé sur les projets politiques mais certaines valeurs doivent être communes aux progressistes et aux conservateurs. Depuis douze ans, ce n’est plus le cas en Italie. Avant, un démocrate-chrétien et un communiste réussissaient à communiquer, à se parler. Depuis douze ans ce n’est plus possible : quelqu’un qui vote pour le centre droit ne réussit plus à parler avec quelqu’un du centre gauche, et il ne le veut plus. Et tranquillement, il y a douze ans, des représentants fascistes sont entrés au gouvernement, même si, par opportunisme ou par calcul, ils ont abandonné leurs convictions politiques antérieures. Quoi qu’il en soit, cela n’a créé aucun scandale en Italie : le pacte sur lequel se fondait cette république a été réécrit dans les talk-shows télévisés. Voilà où se trouve aujourd’hui la véritable Constitution italienne, dans l’horreur des talk-shows. »
J. A. G. : « À la fin du film, on arrive à une séquence de politique-fiction avec la condamnation au tribunal de Berlusconi. Celui-ci répond par un appel à l’insurrection, presque à la guerre civile... »
N. M. : « C’est une charge de Berlusconi contre la magistrature. Dans les dernières minutes, le film de Teresa et le mien se superposent jusqu’à se confondre. Au début, en tant que personne, en tant qu’acteur qui interprète son propre rôle, je me moque du scénario de Teresa sans le connaître. Avant cela, en tant que réalisateur, je mets en scène le scénario de Teresa à travers l’imagination du producteur, mais c’est son imagination, ses idées. Puis à la fin, dans les dernières minutes du film, moi en tant que réalisateur, Teresa en tant que réalisatrice, moi en tant qu’acteur, nous sommes une seule personne. J’aimais cette superposition, faire que tout coïncide. »
J. A. G. : « Cette charge contre la justice, vous la voyez comme une action possible de Berlusconi après sa défaite ? »
N. M. : « C’est une métaphore. Avant tout, il faut se rappeler que lorsque Berlusconi s’exprime, lorsqu’il s’adresse aux gens, il le fait aussi et surtout à travers ses télévisions. Donc cela lui donne un pouvoir et une arrogance à l’égard des spectateurs : la télévision est un instrument familièrement arrogant ou arrogamment familier. Donc, à travers la télévision, on peut faire passer des choses qui, avec d’autres moyens de communication, ne pourraient pas passer si facilement.
C’est aussi une métaphore des dégâts qu’il nous laisse sur le dos : que l’on pense à l’irresponsabilité de cet homme, son absence de sens de l’Etat et des institutions, son rapport d’agression permanente à l’égard de la magistrature pendant toutes ces années. Les phrases que je dis dans les escaliers du tribunal, quand il s’en prend à la magistrature et qu’il parle de la caste des magistrats, ce sont ses propres mots. Ce sont des phrases qu’il a enregistrées et qu’il a envoyées à toutes les télévisions il y a trois ans. Ce n’est pas un homme de débats contradictoires : il a enregistré la cassette et a diffusé une proclamation contre les magistrats.
J’ai voulu aller jusqu’au coeur dramatique de cette aventure politique qui a paralysé l’Italie pendant douze ans. Naturellement, il y a comme un court-circuit entre moi, Le Caïman et le spectateur. Lorsque je dis : Comme la gauche est triste, elle est triste au point de rendre les gens tristes, c’est Berlusconi qui parle mais interprété par moi qui ai souvent jugé la gauche sans indulgence. Ou alors quand je dis : Quand j’avais une tumeur, Berlusconi a eu une tumeur et moi aussi. Quand je dis : Mes alliés étaient fascistes, j’utilise le personnage du Caïman pour dire ce que je pense, pour rappeler qu’effectivement ses alliés étaient fascistes. En évitant, je le répète, l’aspect folklorique ou caricatural d’une satire à laquelle le personnage se prête vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais qui ne m’intéressait pas. »

J. A. G. : « Certaines scènes du film - et notamment la fin - rappellent le cinéma politique italien de l’époque de Francesco Rosi et d’Elio Petri. Que pensez-vous de ces films, et de leur disparition depuis les années 70 ? »
N. M. : « Dans les années 70, le cinéma politique était très répandu, c’était devenu un genre, presque un filon commercial. Depuis très longtemps, ces films ne se font plus. Je ne sais pas si cela dépend d’une autocensure de la part des scénaristes, des réalisateurs et des producteurs, ou du fait qu’une partie des financements d’un film viennent des chaînes de télévision, ou de la difficulté objective de raconter les changements de notre pays ou, enfin, du fait que la réalité politique italienne dépasse l’imagination la plus fertile. Moi en tout cas, à mon petit niveau, j’ai essayé de le faire. J’ai essayé de raconter, avec les moyens du cinéma, une réalité que nous ne parvenons plus à voir, à percevoir. Je pense que notre problème c’est celui de l’habitude : on s’est habitué à des personnages et des situations vraiment incroyables pour une démocratie. »
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Fiche technique
Réalisateur : Nanni Moretti
Sujet : Nanni Moretti et Heidrun Schleff
Scénario : Nanni Moretti, Francesco Piccolo et Federica Pontremoli
Directeur de la photographie : Arnaldo Catinari
Décors : Giancarlo Basili
Costumes : Una Nerli Taviani
Son : Alessandro Zanon
Organisation générale : Gianfranco Barbagallo
Assistante réalisateur : Loredana Conte
Montage : Esmeralda Calabria
Musique : Franco Piersanti
Producteurs : Angelo Barbagallo et Nanni Moretti
Coproducteurs : Sacher Film, Bac Films, Stephan Films et France 3 Cinéma
Avec la collaboration de : Wild Bunch, Canal + et CinéCinéma
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présentation réalisée avec l’aimable autorisation de
remerciements à Didier Deswarte et Mathieu Piazza
logos, textes & photos © www.bacfilms.com